11-septembre
Récit par Justine Rougemont
Ce jour là l’été touchait à sa fin et je m’étais levé en retard. Deborah et les enfants s’agitaient déjà dans tous les coins. C’est même curieux comme une simple demi-heure peut perturber les gens, à croire que le ciel va nous tomber sur la tête.
Enfin bref, j’étais à la bourre. Contrairement à mon habitude je ne me suis pas dépêché pour autant, comme si tout ça n’avait pas d’importance.
La perspective de passer ma journée avec des gens qui ne parlaient que de pognon et de rentrer le soir pour entendre ma femme parler, investissement, études des enfants, prix du mètre carré et autres babioles finissait peut-être par me gaver. J’aurais aimé parler de futilités, amour peut-être, ou littérature ou art moderne ?
Après un : qu’est-ce que tu as ce matin ? Déborah s’est élancée dans l’ascenseur avec les enfants Je n’ai même pas eu le temps de les embrasser car elle avait un rendez-vous très important, décisif même pour sa carrière. Génial ! Je sais qu’ils ne manqueront de rien, matériellement s’entend.
Je crois que de toute façon j’avais déjà baissé les bras. Jonathan me tenait des discours sur son avenir professionnel et financier, Peggy me demandait quel était le meilleur cercle pour rencontrer un garçon fréquentable. Pour elle un garçon est fréquentable à partir du moment où sa carte de crédit est couleur or ! À seize ans !
J’ai juste eu le temps de répondre à Déborah « je ne sais pas, une drôle d’impression » elle s’est arrêtée un moment, m’a regardé dans les yeux, et demandé « impression de quoi ? » J’ai répondu « de fin du monde » oui ! J’ai dit ça, c’est incroyable !
Je suis parti au boulot, en retard, tout en sachant qu’on devait déjà s’impatienter là-bas.
Quand je suis sorti du métro, le premier avion s’est encastré dans une des tours jumelles, celle où je travaillais, juste en dessous de mon étage. J’avoue que j’ai été paralysé un moment, sans pouvoir rien faire et puis il y a eu le deuxième avion, et l’écroulement des tours. J’ai erré plusieurs heures, jusqu’à la tombée de la nuit, sans réfléchir, simplement pour marcher.
Le lendemain matin ma décision était prise, mais elle s’est prise toute seule sans que je pèse le pour et le contre, elle s’est imposée à moi : j’avais disparu dans l’attentat du 11 septembre.
J’ai vu ma photo sur les palissades, j’ai vu Peggy se promener parfois avec une pancarte et arrêtant les passants, mais elle grandit, elle vit sa vie et elle a accepté comme tout le monde cette évidence, nous étions juste au-dessus du point d’impact, nos corps ont été pulvérisés, nous sommes des centaines comme ça.
Que suis-je devenu ? Rien. Je ne suis plus rien ni personne. J’ai trouvé des papiers sur le cadavre d’un clochard, et je vis dans un squat, de la manche et de petits larcins.
Mon dieu, qu’est-ce que je suis bien ici, personne ne me parle d’argent et quand je me rase et m’habille correctement, je connais même une fille qui me parle d’amour……… ©