Boulevard Saint Michel

Récit par Justine Rougemont

Ce jour là, fut le premier d’une longue série, et si je m’en souviens précisément c’est qu’il est devenu un jour anniversaire.
Boulevard Saint Michel les premiers pavés volaient et nous ne parvenions pas à imaginer que sous leurs casques les CRS avaient figure humaine. J’étais prêt à casser du flic comme mon père bouffait du boche vingt cinq ans plus tôt. Sous quel prétexte je ne sais plus, mais ces types casqués représentaient pour nous l’oppression, la haine, la décadence. Nous étions victimes d’un système totalitaire et nous allions libérer le pays de nos oppresseurs. De Gaule symbolisait pour nous le fascisme, les forces de la démocratie communiste allaient lui faire la peau. En y pensant aujourd’hui une bouffée de colère monte encore en moi alors que je sais que tout cela n’a pas de sens, ou pas ce sens là en tout cas ; mais il suffit de m’en reparler pour que je m’emporte.
Nous avions commencé la manif vers 18h, mais une fois au bord de la Seine, les casqués nous barraient le passage et une bande de traître nous avait encerclés, nous acculant à la fuite. L’entraînement à la course à pied ne sert plus à rien quand vous êtes dans une impasse, et la rue du chat qui pêche était fermée aux deux bouts !

Cette rue moyenâgeuse a plus la taille d’une ruelle que d’une avenue et les cachettes y sont rares. Par chance des manifestants avaient déjà eu raison de l’unique lampadaire et je me faufilai jusqu’à la porte du caveau de la Bolée. Ce haut lieu de la chanson paillarde avait cessé ses représentations pour cause d’agitation et je m’écroulai littéralement sur une pauvre petite chose tremblotante et recroquevillée dans l’encoignure. Je ne sais lequel des deux poussa le cri le plus fort. Valérie fuyait comme moi les forces de l’ordre et leurs coups de matraques, mais je me doutais qu’une fille pouvait avoir d’autres craintes.
Quand les bruits de semelles retentirent à nouveau nous n’eûmes pas besoin de nous concerter ; dans un même élan nos corps furent enlacés et les CRS nous trouvèrent occupés à un long baiser langoureux. Ils se contentèrent de remarques grivoises, ne prenant même pas la peine de vérifier nos papiers que nous avions d’ailleurs laissés chez nous.

Ce jour fut le premier d’une longue série et ce baiser aussi. Tous les ans, pour notre anniversaire, nous retournons rue du chat qui pêche, et avant d’entrer au caveau de la Bolée, nous nous enlaçons dans l’encoignure.

Nous avons manqué une seule fois le rendez-vous, Bastien venait de naître et Valérie n’était pas encore sortie de la maternité..©

Il est interdit d’interdire