Destins imbriqués

Récit par Justine Rougemont

Normalement tout aurait dû s’arrêter pour moi, d’une façon ou d’une autre, ce jour là.

Pourtant j’y avais cru, tout marchait si bien, personne ne s’apercevait de rien, je faisais très attention de continuer à vivre normalement. Un vrai américain moyen, content le matin de partir travailler, content le soir de retrouver sa femme et ses enfants, content de rencontrer les collègues, de faire la bise à la standardiste, de saluer respectueusement le chef de service. Content le week-end de partager un barbecue avec les voisins ou un thanks giving avec les beaux-parents. Rien d’extraordinaire, mais une vie confortable et rassurante. J’ai toujours été jusque là un américain banal.

Certains choix s’avèrent ne pas être les bons, surtout quand on entre dans un engrenage.

Mes études n’ont pas été brillantes, je n’ai jamais été un champion de basket, ni le gars le plus populaire du lycée. J’ai certainement voulu passer au degré du dessus, pouvoir être admiré, offrir à ma famille le niveau supérieur de consommation, les écoles les plus réputées et les relations enviables. C’est un peu le rêve de chacun de pousser son bouchon un peu plus loin, mais les allusions de Sandy à propos de la piscine que nous n’avions pas et que Stan faisait construire pour Joyce ont fini par me miner. “Tu te rends compte qu’il est plus jeune que toi et que son salaire est plus important que le tien?” Ce que Stan ne dit pas c’est que ses parents ont financé la maison pour moitié, mais il m’a fait jurer de ne jamais le dire…alors j’avais l’air d’un minable à force d’avaler sans broncher toutes ces couleuvres.

C’est peut-être ma fille Abby qui a tout déclenché. Elle venait d’avoir 16 ans et m’a demandé pourquoi je ne lui avais pas offert une voiture pour son anniversaire! Dans le quartier c’est le cadeau traditionnel, le permis et une voiture pour les 16 ans. Je me suis justifié en lui disant qu’étant donné que son frère jumeau Zack en voudrait une aussi, je n’avais pu en assumer la charge financière. Abby n’a pas répliqué mais je l’ai entendue marmonner “pauvre minable” en se retournant.
Je suis peut-être un minable, mais j’ai mis en place un système qui a fonctionné pendant près de dix ans sans que personne ne s’en aperçoive. L’informatique m’a bien aidé, il a suffi de quelques rectifications sur les comptes des nouveaux clients, quand vous entrez une somme inférieure au départ les intérêts produits, au fur et à mesure font des petits dans votre escarcelle, puisque vous avez dirigé la différence sur votre propre compte. Une seule fois un client s’est aperçu qu’il y avait une erreur, mais comme à chaque fois j’ai fait signer un contrat en changeant la somme de départ, il s’est figuré que c’était lui qui avait mal compté. Les contrats sont tellement compliqués qu’il est facile de leurrer les gens. Les sommes se sont arrondies, ma cagnotte est devenue conséquente et Abby a eu sa voiture, Zack aussi et ils sont allés dans de bonnes universités. J’avais décidé d’arrêter, de revenir au fonctionnement normal jusqu’à ce qu’Edward me convoque dans son bureau pour le lendemain à la première heure avec un air très pincé et en disant : je suppose que vous vous doutez de quoi il s’agit?
J’ai fait l’étonné, je suis rentré chez moi et j’ai passé la nuit à cogiter en me disant que je me faisais peut-être des idées, qu’il ne savait peut-être rien du tout. Le lendemain à huit heures j’arrivais dans son bureau après avoir totalement oublié les stratégies élaborées pendant la nuit, du suicide à la fuite en Europe, en passant par la négation de tout.

Asseyez-vous Allan.
– Depuis combien de temps durent vos petites magouilles?
– Mes quoi?”
– Faites donc l’innocent, je suis au courant de tout.
– De tout quoi?
– Ce n’est pas difficile, j’en veux la moitié ou bien vous finissez en tôle pour le restant de vos jours et, croyez-moi ce ne sera pas de tout repos

J’ai fait l’innocent un moment et puis il a démonté mon système, m’a montré le condensé qu’il avait tapé sur l’ordinateur et m’a dit que si nous ne nous mettions pas d’accord il envoyait tout sur le serveur de la société. Il a fallu que je prenne une décision rapidement, je lui ai dit que j’étais d’accord. A ce moment il a commis une erreur, il s’est retourné. J’ai alors saisi une sculpture en marbre qui décorait la pièce et je l’ai affaissée sur son crâne, sans réfléchir aux conséquences, j’ai juste pensé que personne ne m’avait vu entrer, à 8 heures les bureaux sont déserts. J’ai vérifié qu’il était mort, effacé le document de l’ordinateur, vérifié qu’il ne l’avait pas envoyé, j’ai effacé mes empreintes sur la sculpture, très laide, entre nous soit dit et je suis sorti du bureau. La secrétaire papotait avec la standardiste, elle ne m’a même pas vu sortir et je suis allé m’acheter un paquet de cigarettes.

Installé à une table, un peu sous le choc quand même, j’ai entendu, vers neuf heures moins le quart le premier avion s’encastrer dans la tour où je travaillais. Deux heures plus tard les deux tours s’étaient effondrées, ne laissant que des amas de gravats et de corps malmenés.

Vous pensez bien que jamais une hypothèse de meurtre de l’un des employés n’a pu être formulée. Sandy m’a cru mort pendant quelques heures, car elle m’avait vu partir très tôt le matin pour le bureau. Je lui ai fourni une explication banale à propos de ma non présence dans la tour et puis elle a été tellement soulagée qu’elle ne s’est pas posé plus de question.

Ironie du sort, la société qui m’emploie m’a donné le poste de celui que j’ai assassiné et je me dis que si je ne l’avais pas tué nous serions morts tous les deux dans l’effondrement…Carpe diem. ©