Galerie de portraits

Récit par Justine Rougemont

Pourquoi le besoin de parler de tout cela me prend-il aujourd’hui, plutôt qu’hier ou que demain, je ne sais.
De ma fenêtre, je ne vois aucun Alezan et aucun domestique, ne viendra me proposer un tilleul avant d’aller me reposer.
Ma fenêtre donne sur la cour et au rez-de-chaussée six Thaïlandais s’entassent dans deux pièces. Finalement je ne suis pas si mal loti que cela.
J’ai retiré ma particule de mes cartes de visite après avoir compris qu’elle
me faisait plus de tort que de bien, mais immédiatement j’ai cessé d’être reçu dans un certain nombre de familles qui ne m’invitaient que pour pouvoir me présenter à leurs amis.
La bourgeoisie Parisienne possède
encore plus de snobisme que la noblesse ; « Notre ami, le comte de
Rougemontiers, qui nous fait l’honneur d’être parmi nous ce soir »
Courbettes, baisemains, hypocrisie, que de la façade !
C’est à ce moment que j’ai commencé à fréquenter des lieux « peu recommandables  » comme disait ma chère  mère, des bars par exemple,
pas pour boire, mais pour regarder, pour écouter la vie autour de moi, ce
dont j’ai été privé pendant tant d’années. Je soupçonnais bien que les
gens au milieu desquels j’avais été élevé, ne constituaient pas la vérité de l’espèce humaine, mais j’étais loin de soupçonner que de telles différences nous séparaient. C’est devenu une drogue, chaque jour, après m’être «galvaudé » à travailler pour mettre quelque chose dans mon assiette, j’ai commencé à m’installer dans tous les « troquets » du quartier et la gare
du nord constitue un vivier extraordinaire pour observer mes compatriotes.
Quand mon observation est suffisante ou que les gens commencent à être intrigués, je change d’endroit. Je ne prends jamais de
notes, j’enregistre dans ma cervelle, et ensuite j’écris, j’écris, c’est devenu
aussi une drogue.

J’ai changé également ma tenue vestimentaire. Il m’arrive même parfois
de ne pas repasser mes pantalons, d’enlever ma cravate, et d’ouvrir mon
col afin de passer inaperçu.
Je ne sais pas si ma vie continuera ainsi, à la fois solitaire et peuplée de
passants qui me servent de famille. Peut-être ma destinée n’est-elle que
cela, portraitiste, ou portrait triste !
Mais qu’ils ne s’y trompent pas, je ne suis pas un voyeur, je ne me réjouis
pas des misères qu’ils expriment, je prends les petits bonheurs qu’ils
apportent, j’en profite et les envie même parfois des joies simples qui
semblent les satisfaire.
Tout était si compliqué autrefois, pas moyen de montrer qu’on était
content, ou que l’on souffrait, tout cela est vulgaire paraît-il. Voilà ! J’ai
trouvé les mots qui ont bercé ma jeunesse, il ne faut pas paraître vulgaire.
Est-ce vulgaire d’exprimer son amour, sa peine ou ses joies ?
La vie n’est-elle qu’un désert ou des ombres désincarnées ne font que passer ?
Ces « lieux de perdition » sont des concentrés du monde et je m’en
nourris, m’en gave même jusqu’à plus faim, rattrapant le temps perdu inlassablement.

Tout château possède sa galerie de portraits, mes ancêtres qui se
croyaient sortis de la cuisse de Jupiter, et s’imaginaient avoir marqué
définitivement le monde rien qu’en venant sur terre, je les remplace par
ceux qui tous les jours me font le cadeau d’eux mêmes. Je casse la glace
maternelle grâce au bouillonnement incessant du peuple. Peut-être
parviendrai-je un jour à me faire accepter d’eux, avec mes différences,
mais surtout cette passion qui m’anime, et donne enfin des couleurs à ma
vie, les couleurs de l’espoir.
Ce recueil de portraits je choisis de le faire éditer, me créant ainsi une
famille imaginaire dont je souhaite laisser la trace. Je ne sais si j’aurai un
jour des enfants, probablement pas, je crois que j’ai trop peur qu’un
atavisme ne ressurgisse, me donnant un rejeton du style de ces ancêtres
dégénérés que j’ai tant haïs. Quand ma mère sera décédée je vendrai le
domaine, si j’y parviens et il me restera, peut-être, une fois payées les
factures, de quoi m’acheter du papier et des crayons.

Les personnages que vous allez découvrir sont parfois non pas des
personnes que j’ai rencontrées, mais leurs histoires qu’on m’a racontées
au cours de mes stations dans les bars. Je les ai choisis en raison de leur
particularité, d’un mode de vie, d’un événement exemplaire en ce qu’il
dénote avec ce que j’ai vécu auparavant.