Le fils du boulanger (2)
Récit par Justine Rougemont
Ma première année scolaire tirait vers sa fin, juin avait un goût d’été et à la sortie des classes de 4 heures et demi, un message passait de bouche à oreille à voix basse : « des gitans sont installés dans le pré du père Pezout » ! « Les gitans sont là, les gitans sont là « ! La rumeur gonflait et je suivis un groupe de garçons qui se mirent à courir en direction du pré du père Pezout, un original dont le pré était, la plupart du temps à l’abandon. Effectivement quelques caravanes se détachaient dans le lointain, formes inquiétantes, synonymes de chapardages et d’ennuis.
Je revins en courant vers la boulangerie familiale, tout excité de pouvoir annoncer à mes parents une nouvelle que je connaissais avant eux. J’ouvris la porte à toute volée, faisant retentir la sonnette et m’arrêtai brusquement. Dans la boutique un homme basané, le cheveu noir et la moustache en guidon de vélo tenait son chapeau à la main en expliquant à ma mère que le petit garçon qui l’accompagnait et qui s’appelait José
viendrait tous les jours à la sortie de l’école chercher quatre pains de quatre livres, ceci pendant un mois. L’homme sortit des billets, en posa à côté de la caisse et demanda à ma mère s’il y avait bien le compte. Ma mère compta et lui dit que le compte était bon, José pouvait venir chercher le pain sans problème. Tandis que je passais de l’autre côté du comptoir le dénommé José me regarda droit dans les yeux, la tête haute sans broncher. Quand ils furent sortis je demandai à ma mère s’ils s’agissait des gitans installés au bout du village, ce qu’elle me confirma en précisant que ces deux là étaient d’une parfaite correction et que probablement je verrais le jeune José à l’école le lendemain.
Des nouveaux j’en avais déjà vu quelques uns, le fils du nouveau menuisier, arrivé en mars, puis un enfant de la DDASS placé dans une ferme au mois d’avril qui avait disparu au bout de quinze jours dont on disait qu’il avait fugué, mais aucun des deux n’avait provoqué un tel émoi. A l’école comme dans le village on parlait tout bas, chacun racontant des histoires pires les unes que les autres, d’enfants volés, de cambriolages ou de filles à qui était arrivées des choses qu’on n’osait même pas nommer.
Comme prévu, le lendemain matin à 8h30 José franchit le portillon de l’école encadré par deux jeunes hommes, parfaites répliques de l’homme que j’avais vu à la boulangerie la veille. Tandis que nous entrions en classe dans un silence pesant ils furent reçus dans le bureau du directeur.
L’instituteur avait commencé sa leçon de lecture quand la porte s’ouvrit sur le directeur, monsieur Georges, poussant devant lui José, dont le regard était toujours aussi fier et aussi droit. Toute la classe se leva comme à l’accoutumée, quand le directeur entrait dans la classe et celui-ci nous présenta le nouveau en nous demandant de lui faire le meilleur accueil possible.
José ne fut pas bien dérangeant ; il s’installa au fond de la classe, écrivit quand il fallut écrire, écouta quand il fallut écouter, sans jamais prononcer un seul mot. A la récréation il s’adossait à un arbre, nous regardant jouer et nous chamailler sans jamais essayer de se mêler à nous.
Personne n’osa aller vers lui, d’autant plus qu’à quelques mètres de là les deux jeunes hommes, ses frères, veillaient au grain, probablement échaudés par de précédentes expériences. Cependant, le vendredi, jour du cours de chant, une des maîtresse de l’école de filles venait essayer de nous initier à la culture musicale à l’aide d’un guide chant et d’une voix de fausset. C’était toujours pour nous une partie de rigolade dans laquelle l’instituteur devait parfois intervenir pour rétablir l’ordre. Mademoiselle Vallée, pleine d’espérance et de bonne volonté, s’apercevant de la présence d’un nouveau lui demanda s’il aimait chanter ? José acquiesça et la demoiselle l’invita à nous chanter quelque chose. Je crois qu’à la fin de sa carrière elle devait encore raconter ce moment exceptionnel, où José ouvrit la bouche et se mit à chanter en espagnol un chant gitan qui nous tira à tous les larmes des yeux. Quand il eut terminé le silence régna et mademoiselle Vallée le remercia avec un sanglot dans la voix. Le soir, dans mon lit j’essayai de reproduire ce que j’avais entendu mais le son que j’obtins me parut tellement ridicule que je préférai arrêter tout de suite l’expérience de peur que mes parents ne débarquent dans ma chambre en me croyant malade !
José passa le mois de juin avec nous, brisant son silence uniquement le jour du cours de chant. Quand vint la distribution des prix il eut le prix de chant et Mademoiselle Vallée lui demanda d’interpréter à capella le chant qui nous avait le plus émus. Quand il se tut un silence pesant régna sur la salle jusqu’à ce que monsieur Georges commence à applaudir, suivi par toute la salle qui lui fit une ovation. A la sortie, après qu’il eut salué l’instituteur et mademoiselle Vallée, José vient vers moi, me tendit la main et me dit : « Au revoir amigo » les yeux dans les yeux. Il repartit vers le pré du père Pezout, en compagnie de ses frères, son prix sous le bras (c’était un album illustré racontant la vie du jeune Mozart), il était venu à 11 heures et demi chercher les derniers pains de quatre livres. Quand je me réveillai le lendemain matin, le pré était vide, José était parti vers d’autres lieux.
