Le fils du boulanger (1)

Récit par Justine Rougemont

L’année cinquante me vit arriver au monde en Normandie, en ces lendemains de guerre mondiale, alors que marché noir et cartes de rationnement venaient tout juste de disparaître.
Mes parents, artisans boulangers de leur état, commençaient à pouvoir retravailler normalement, c’est à dire que la farine de blé pouvait de nouveau entrer en majorité dans la composition du pain !
J’étais leur premier enfant et je fus le dernier, le nombre d’heures de travail qu’ils fournissaient ne leur permettant pas d’envisager une famille plus nombreuse.
Je grandis entre fournil et boutique, baigné dans le parfum du pain chaud et de la brioche du dimanche. Nous habitions un gros bourg de campagne et la vie se déroulait au rythme des saisons et des fêtes carillonnées, débitant plus de pains de quatre livres que de galettes des rois.
Tandis que les citadins de mon âge commençaient à essuyer les plâtres d’une société de consommation dont nous n’avions même pas idée, je m’occupais à jouer au boulanger ou à la marchande, façonnant les pâtes ou rendant la monnaie sous la haute surveillance des maîtres des lieux. Quand mes amis de l’école communale passaient à la maison le jeudi je donnais tout son sens au mot « copain », puisque l’heure du goûter apportait sur la table de la cuisine un pain blanc tout juste sorti du four et des pots de confiture maison, sans oublier, évidemment, une motte de beurre Normand. Parfois, si le boulanger avait eu le temps, nous nous régalions d’une tarte au sucre encore tiède.
Souvent, nous occupions l’après-midi à fabriquer un billodrome, où calots, agates ou simples boules de terre colorées faisaient la fierté de leurs propriétaires ou leur désespoir en cas de perte. Le printemps nous voyait pêcher les têtards pour les mettre en aquarium à l’école et observer leurs mutations, jusqu’à ce qu’un matin nous retrouvions des grenouilles plein la classe !
Mon entrée à l’école, en octobre 1955, puisqu’à l’époque le calendrier scolaire s’adaptait au rythme des travaux agricoles, me plongea dans un monde étrange : la cour de récréation ! De l’autre côté d’une barrière ornée de fusains évoluaient des créatures différentes, aux cheveux longs, parfois retenus en queue de cheval ou tressés à l’indienne, se promenant par groupes de deux ou trois, ou sautant après une boîte en fer dans des rectangles dessinés à la craie. 

François, mon meilleur copain, me voyant bouche bée à les regarder me dit un jour : « te creuse pas la tête, les filles faut pas chercher à les comprendre, elles sont pas comme nous, viens plutôt jouer aux gendarmes et aux voleurs, le grand Jacky organise une partie ». J’allai donc participer à la partie du grand Jacky, élève de la classe du « certif », qui, avant de m’intégrer à une équipe, me dit : « tu t’intéresses aux filles ? Tu verras, quand tu auras mon âge (il avait tout juste quatorze ans) tu seras blasé ». Aux dernières nouvelles, Jacky a cessé d’être blasé, puisque, après deux échecs matrimoniaux il vient de se remarier et que sa nouvelle épouse attend un heureux évènement !

Des filles j’en avais bien sûr déjà vu, entrer dans la boutique, accompagnées de leur mère ou venant seules acheter du pain avec un air pénétré de la mission qui leur était confiée, mais c’était alors des clientes, espèce à part qui avait droit à tous les égards, toutes les amabilités de la part de ma mère.

Aux sorties de classe, l’ambiance était bien différente, surtout entre les grands et les grandes de la classe du certificat d’étude, qui menaient une parade immuable, constituée de sifflets et d’interjections du côté masculin, de minauderies et de rires étouffés du côté féminin. Certains osaient parfois suivre ces demoiselles jusqu’à la porte de leurs maisons, où elles entraient la tête haute en faisant bien attention de ne jamais répondre ou de se retourner. J’étais alors bien loin de ces jeux adolescents, me demandant quand même parfois si mes parents s’étaient comportés ainsi et me rassurant en les observant tous les deux à la tâche et si sérieux dans leur travail.©

Personnellement, j’eus le prix de lecture, le tour du monde en 80 jours, je n’avais aucun mérite car les livres m’attiraient depuis longtemps et j’avais commencé à déchiffrer le journal de mon père avant même d’aller à l’école. Du jour ou je sus lire totalement, je me plongeai tout entier dans les romans d’aventure présents dans la petite bibliothèque de l’école. Je lisais dans le fournil, dans la boutique, dans ma chambre avec une lampe de poche, si bien que mes parents finirent par s’en inquiéter et tentèrent de me les retirer, pour m’inciter à des occupations plus « saines »