Les couleurs du temps.
Récit par Justine Rougemont
Ce petit matin brumeux me donne le cafard, il est sept heures et la rue du Gros Horloge est déserte. Tout est gris y compris mon cerveau, qui, de toute évidence va mal. Des nappes de brouillard s’entrelacent et je suis dans un coton blanc qui risque de durer toute la journée.
Je ne sais trop ce que je fais dehors à cette heure là, rien ne m’obligeait à sortir ! Les ronflements de Roger m’ont tenue éveillée une bonne partie de la nuit et je crois que je suis sortie pour éviter de l’agresser.
Le spectacle de celui que j’ai épousé il y a trente ans me donne la nausée le matin. Le fringant jeune homme que j’ai rejoint devant l’autel, vêtue d’une robe immaculée, n’est plus que l’ombre de lui-même. Il a la cinquantaine bedonnante, le cheveu rare et pelliculé, avec une mèche ridicule qu’il laisse pousser pour la rabattre ensuite sur le côté de son crâne rose. La perspective de le voir sortir de la chambre avec son pantalon de pyjama descendu sous le ventre en se grattant l’entrejambe m’est intolérable. Le temps de la séduction est terminé depuis longtemps, et Roger se moque pas mal de mon avis, je suis une emmerdeuse paraît-il !
En attendant, je ne sais pas ce que je vais faire de ma journée. Pour parfaire le tableau impressionniste que je viens de commencer, il a pris une journée de congé pour regarder Roland Garros et va se vautrer dans le canapé, en jogging en sirotant de la bière. Pas question que je rentre maintenant ou je risque de commettre un meurtre.
Un bistrot, à la devanture vert céladon est ouvert ; je m’installe en commandant un double café et deux croissants bien dorés. La glace du comptoir me renvoie l’image d’une femme mûre à l’air triste. Je suis pâle, les cheveux blancs commencent à se multiplier, mais je parais dix ans de moins que Roger, enfin, c’est ce qu’on me dit. Ma copine Florence essaie de me secouer, change de look Marie, on dirait que tu vas à un enterrement !Fais une couleur, mets des fringues plus gaies !
Il faut dire que les raisons d’être gaie, je n’en ai pas beaucoup. Mes deux gamins sont élevés et volent de leurs propres ailes, en oubliant souvent que j’existe. J’ai arrêté de travailler il y a 25 ans pour les élever, et le travail de secrétariat a tellement évolué qu’il faudrait tout réapprendre pour pouvoir m’y remettre. Je grappille sur l’argent du ménage pour me payer une fantaisie de temps en temps, un restot ou un ciné avec les copines.
Huit heures trente, les rues de Rouen commencent à s’animer et un rayon de soleil vient dorer les façades Moyenâgeuses. Un coiffeur « visagiste » ouvre ses portes et des employées pimpantes, fraîchement maquillées font l’ouverture. Comme je ne vais pas pouvoir rester dans la rue toute la journée, je me décide à entrer. Une poupée Barbie m’assure de sa disponibilité, et me demande ce que l’on me fait. Je me retiens de lui raconter ma vie de crainte de la voir se mettre à pleurer, et lui réponds que je ne sais pas.
Nantie d’un peignoir bleu nuit je m’installe et la demoiselle se met à me tripoter les cheveux et à me faire des propositions. Elle me parle de changement de look justement, d’éclaircissement de ma « nuance ».
– Je verrais bien un balayage
– C’est quoi ?
Barbie m’explique, et me parle d’une coupe plus moderne. Décidément, Florence devait avoir raison !
Je dis que je lui fais confiance, tout en appréhendant le résultat.
Il est midi, et après le balayage et les soins du cheveu, Sophie m’a proposé de me maquiller! A tel point qu’en rentrant dans un magasin de vêtements j’ai dit pardon à une dame , avant de m’apercevoir que c’était mon reflet que je voyais dans un miroir.
Les mèches blondes alternent avec du brun, la coupe est plus courte et plus structurée, je me sens des ailes.
J’ai tendu ma carte bleue en essayant de ne pas entendre la somme annoncée, tant pis pour Roger, rien qu’avec sa bière et ses cigarettes, il dépense plus que ça par mois.
C’est un jour creux et une vendeuse me saute sur le paletot, qui n’est pas tout neuf d’ailleurs. Elle me propose des vêtements « aux couleurs du temps ».
Il est vrai que le soleil a vraiment percé, et que l’ambiance s’en ressent. Conseils, choix, cabine d’essayage. La dame me fait des compliments sur ma ligne et sur mes jambes. Vous pouvez vous permettre de vous habiller court, je vous assure.
Après l’essayage j’ai dit que c’était pour manger tout de suite, elle a bien ri et m’a remerciée.
Je n’en reviens pas dis-donc, c’est vrai que la transformation est étonnante. Je croise d’ailleurs une voisine qui ne me voit même pas. Il y a tout d’un coup du jaune d’or dans ma tête et une assurance que je n’avais ressentie depuis longtemps.
Au point où j’en suis, je décide de me payer un repas à mon goût, seule, dans un restaurant chic, enfin, assez chic. Toutes mes économies vont y passer, mais tant pis !
Salade de chèvre chaud et rognons sauce dijonnaise hummm ! Roger n’aime ni le fromage ni les rognons ! Avec un sorbet cassis en dessert.
Le monsieur assis à deux tables de moi n’arrête pas de me regarder et je ne sais pas si c’est l’effet du côte du Rhône, mais je finis par lui sourire. Du coup il me demande de venir prendre le café avec moi. Je dois avoir l’air godiche, face à mon petit noir.
Il me parle de ses activités, qui lui laissent beaucoup de temps, il est commercial, mais indépendant, ça lui permet de gérer son agenda comme il veut. Non il n’habite pas Rouen mais la banlieue Parisienne, il a 40 ans et ne pensait pas qu’il y avait en province des femmes aussi séduisantes que moi ! Un peu gaie, je ricane bêtement tout en me laissant bercer par son miel. Il y a tellement longtemps que ça ne m’est pas arrivé !
Là c’est à nouveau le brouillard, je ne vois plus rien. Je suis dans une autre vie, un rêve en bleu, je suis une plume bercée par la houle. Un kaléidoscope défile devant mes yeux, tout l’arc en ciel y passe ; il me demande si je vais bien, en fait, je ne sais pas, je ne sais plus. Il aura fallu que j’attende 50 ans pour connaître ça, mais qu’est-ce que j’ai fait tant de temps avec Roger ? Cet après-midi de printemps 2001 c’est ma nuit de noce ; pas à Venise, à Rouen, dans le quartier de l’hôtel de ville, mais ça vaut tous les voyages. Jacques, ne s’endort pas en me tournant le dos, il continue à être gentil, à me dire que je suis belle et me donne son numéro de téléphone, pour que nous prenions rendez-vous quand il reviendra.
Mon retour au nid familial ne me pose plus de problème, je suis prête à affronter Roger et à lui dire ce que je pense de lui, et Dieu sait qu’il y en a à dire..
Je reste bouche bée !
Roger n’est pas seul dans le canapé. La voisine, que j’ai croisée tout à l’heure, est installée à califourchon sur ses genoux, dans la tenue d’Eve, et Roger semble ne pas y trouver à redire.
La stupéfaction est partagée !
Je me sens submergée par une multitude de sentiments contradictoires et de questions sans réponse.
Depuis combien de temps ? pourquoi ce désintérêt pour moi qui suis cent fois mieux ?
Moi qui croyais ne plus rien éprouver pour Roger, je sens une vague de haine m’envahir, pour la première fois de ma vie, la jalousie me prend à la gorge !
Oser me faire ça, chez moi, avec cette femme qui devait bien rigoler en me croisant tout à l’heure, et qui a du me suivre !
Je ne me contiens plus. Il y a quelques instants, je voyais la vie en rose, maintenant je suis noire de rage
Voilà, Monsieur l’inspecteur, vous connaissez mon histoire.
Quelques instants après je me suis en quelque sorte « réveillée » de ce que j’ai cru être, dans un premier temps un cauchemar. Je tenais ce cendrier, taillé dans un pavé de mai 68, il y avait ce sang écarlate partout ; par terre, sur le canapé, sur mes mains, et puis leurs têtes en bouillie.
Oui, je vais faire ma valise, je suis désolée de ce qui s’est passé.Je crois que je vais devoir me mettre un moment au vert ©
