Mes mistrals gagnants (2)
Récit par Justine Rougemont
Le jour de la distribution des prix, j’eus pour mission de vendre des roses en papier et des programmes, mais des chaussures neuves me jouèrent un mauvais tour et ma corbeille se répandit sur le carrelage en même temps que moi. C’est donc en pleurs que je me retrouvai sur l’estrade pour recevoir mon livre. Mes larmes émurent l’adjoint au maire venu assister à cet événement grandiose et lorsque j’entendis annoncer mon nom, le monsieur me souleva pour me donner un gros baiser qui claque. Ce fut mon premier contact avec la politique. Depuis, si j’ai l’impression parfois que je suis à nouveau baisée par un homme politique, l’effet ressenti n’en ai pas vraiment le même, il est nettement moins agréable !
J’avais donc, cinq ans, je savais lire et écrire et cette année 1955 me donna pour l’été un cadeau inestimable.
Juin avait décidé d’ouvrir l’été et quand j’arrivai à la maison je trouvai ma mère et ma grand-mère accoudées à la fenêtre, en train de regarder la rue de Neuilly, presque déserte. Un seul camion de livraison, d’un modèle d’avant guerre (celle de 14/18) et une quatre chevaux vert céladon constituaient le seul parc automobile de l’instant ; mais, accoudé à la quatre chevaux, il y avait…mon père. Je crois que c’était le premier gros achat de sa vie, payé comptant évidemment, jamais il n’aura recours au crédit, même pour acheter un appartement ou une maison. Je dis « son » premier gros achat, car même si mes parents travaillaient tous les deux, c’était, neuf fois sur dix, lui qui prenait les décisions de grosses dépenses ou d’investissements.
Le petit bijou des usines Renault allait, pendant 6 ans nous permettre de sortir de la banlieue parisienne et de participer à la grande aventure des congés payés, me donnant ainsi la bougeotte et l’habitude de découvrir la France. Les congés étaient payés, pour les autres, car mes parents exerçaient leur profession de masseurs, kinésithérapeutes et pédicure pour ma mère, en « libéral » chez les autres. Cette situation leur permettait de cotiser eux-mêmes à la sécurité sociale, de ne jamais s’arrêter pour maladie et de reverser une partie de leurs honoraires aux établissements qui les « accueillaient ».
Août 1955 nous vit donc faire nos bagages, charger la galerie et partir tous les cinq pour 4 semaines de location à Erquy dans les côtes du nord, dénommées maintenant côtes d’Armor. Ce premier voyage nous emmenait, à vraie dire, vers une partie de nos ancêtres, vers ces ancêtres dont nous portions le nom.
La location était vétuste, des fourmis couraient dans les placards, les propriétaires avaient bien failli nous refuser l’entrée en s’apercevant qu’il y avait deux enfants et le soleil fut peu au rendez-vous ! Ce sera la seule expérience de location, l’année d’après vit rajouter une remorque à la quatre chevaux, pour transporter le matériel de camping qui accompagnerait désormais toutes nos vacances.
Dans les années cinquante/soixante, la mode pour enfants n’avait que peu de points communs avec celle d’aujourd’hui.
Chaussettes tricotées à la main qui descendaient sans arrêt, shorts toute l’année pour les garçons, jupes plissées pour les filles, on se passait les vêtements d’un aîné au cadet, voir de cousins en cousins ou de voisins en voisins.
Une fois usés jusqu’à la corde, chandails et jupes de laine finissaient parfois leur existence à cirer les parquets. Une jupe qui m’avait été offerte en cadeau pour un prix d’honneur en 1960 m’a ainsi accompagnée jusqu’aux années soixante dix où elle faisait fonction de serpillère dans la cuisine de mes parents!
L’achat d’un vêtement était un événement marquant, surtout s’il s’agissait de vêtements « du dimanche » ou de cérémonie, ou même d’un manteau d’hiver, qui ferait plusieurs saisons.
Dans les grandes surfaces de vêtements qui s’appelaient alors Armand Thierry, Sigrand, la belle jardinière ou les nouvelles galeries, vendeurs et vendeuses, aussi raides que les mannequins d’exposition, vouvoyaient les clients quel que soit leur âge.
Des pancartes accrochées au plafond annonçaient les secteurs et nous devions nous diriger vers le rayon « garçonnet » ou le rayon « fillette ».
Après les séances d’essayage et de mise à longueur nous avions droit aux commentaires du genre « j’espère qu’il te durera plusieurs années tu tâcheras d’en prendre soin ». Nous savions d’avance que les ourlets seraient repris maintes fois avec des commentaires sur notre croissance et sur la catastrophe que représentait le coût d’un enfant.
Ce vêtement neuf, à l’odeur si particulière, il fallait pour l’instant l’apprivoiser et en « casser les fibres » pour qu’il soit moins raide.
Dans quelques mois il serait devenu confortable comme une paire de chaussons, avant de devenir un jour un vêtement vraiment trop petit dont nous espérerions nous débarrasser au plus vite.
En attendant nous sortions très fiers, tenant à la main une valisette en carton à poignée de bois, au sigle du magasin, qui raconterait à tout le quartier que la famille venait de faire des achats.
Cela permettrait d’alimenter les conversations entre voisines et nous persuaderait pour un temps, que nous étions des enfants gâtés.