Monsieur Georges

 

Par Cécile Croquin

 

Lui, c’est est un vieil instit, un vieil instit tout gris. D’ailleurs c’est la couleur de sa blouse : grise… enfin, au départ, elle devait être noire, il y a 100 ans peut être ! Mais avec les lavages et la poussière de craie qui s’accumule, elle est devenue grise. Grise comme le teint de monsieur Georges, comme s’il avait subi la même transformation que sa blouse avec tout ce
temps passé en classe.
Elle c’est Cécile. Elle a 10 ans et monsieur Georges la terrifie depuis sa rentrée en CM2 il y a quelques semaines. Elle le connait depuis longtemps, depuis qu’elle est entrée au CP, car monsieur Georges règne sur la petite cour de récréation où il impose une discipline d’un autre
temps. La légende raconte même qu’au début de sa carrière, il cachait une ceinture derrière son dos, pour décourager les plus turbulents.
Bon c’était du temps où le père d’Anne-Brigitte, la grande amie de Cécile, était dans la classe de monsieur Georges (c’est tellement incroyable que le papa d’Anne-Brigitte, chauve aujourd’hui, ait pu se retrouver un jour, enfant, dans la
classe de monsieur Georges !).
Cécile sait bien que la ceinture a disparu, c’était au moyen-âge et puis avant que monsieur Georges ne fasse un infractus (mais peut être qu’on dit infarctus,
Cécile ne sait pas bien).
N’empêche, monsieur Georges c’est une autorité dans ce monde de la primaire et quand Cécile passe la porte de sa classe, c’est toujours avec une certaine appréhension. Jusqu’à présent elle n’avait connu que des maîtresses. Elle ne pensait même pas que cela puisse être autrement. Des maîtresses classiques des années 70 dans une petite ville de province : sévères
mais avec une exigence bienveillante pour les bonnes élèves comme elle.
Deux jours après la rentrée, Cécile, vaccinée avec une aiguille de xylophone, comme disait sa grand-mère, était en grande conversation avec Anne-Brigitte, alors que monsieur Georges terminait de dicter les devoirs pour le lendemain. Sans aucun signe avant-coureur, une de ces
fameuses craies dont la réserve gonfle la poche de la blouse de l’instituteur, est venue atterrir avec fracas sur leur pupitre, stoppant net leurs confidences enfantines.   – Mesdemoiselles, on arrête avec ces « sornitudes », concentrez-vous ou vous aurez affaire à moi.
Depuis, bien sûr, elles se font oublier. Elles n’ont pas envie d’être séparées, ou risquer de se retrouver assises à côté d’un de ces horribles garçons, ou pire de recevoir une craie sur la tête !
Alors, ce jour-là, Cécile est inquiète, elle a fini trop vite ses exercices de maths et Anne-Brigitte est très concentrée pour terminer les siens. D’un côté elle est presque sûre d’avoir tout
bon car elle a tout compris des fractions et elle sait que ça va plaire à monsieur Georges, mais, en même temps, elle devine aussi qu’il n’aimerait pas la voir bailler aux corneilles. Alors,
dans une impulsion mêlée de trac, elle ose lever le doigt…
« Oui, tu peux lire en attendant », répond-il à sa question avec une légère pointe d’agacement.
Alors elle se fait discrète et sort de son cartable « Les vacances du petit Nicolas », qu’elle a commencé la veille à la maison.
Pas un bruit, monsieur Georges fait les cent pas, les mains jointes derrière le dos. Cécile ne voit rien, elle a plongé en apnée dans le silence de la classe. Elle serait dans son lit sous la couette avec sa lampe de poche, ce serait pareil !

Brusquement, comme une sonnerie de portable dans une salle de théâtre 30 ans plus tard, un rire aussi aigu que déplacé éclate. La blouse grise se retourne aussi sec. Monsieur Georges lance un regard foudroyant. Le temps est suspendu, la terreur envahit Cécile alors que
l’humour de Goscinny continue de se diffuser dans son cerveau. Le mélange de sensations est détonnant, elle ne sait plus où elle se trouve, en même temps qu’une onde de panique se
propage dans toute la classe.
Les yeux de monsieur Georges glissent de la fillette à la couverture du livre où le dessin de Sempé donne vie au Petit Nicolas. Finalement, monsieur Georges libère un gloussement qu’on n’avait jamais
entendu de mémoire d’élèves. Il s’approche de Cécile qui s’est transformée en statue et passe sa main, presque affectueusement, dans ses cheveux d’enfant, un léger sourire sur les lèvres.
« Tu viendras faire un exposé de ta lecture à tes camardes quand tu auras fini ton livre, disons, la semaine prochaine ?» Elle reste coite, la bouche ouverte et, reprenant sa respiration finit par murmurer : « D’accord, pourquoi pas? »